Traduit par Strike : collectif d’enquêtes militantes. Nous traduisons et publions l’éditorial du numéro 17 de la revue britannique Notes from Below. Cet éditorial met en perspective la vague historique de grève qui a traversé le Royaume-Uni à l’automne 2022 avec ses forces et ses limites. Nous avons traduit ou allons traduire certains article de ce numéro que nous mettrons en lien.


Dans le marasme

La Grande Bretagne est une société en déclin. Depuis 2008, le processus graduel de déclin post-impérial s’est accéléré pour devenir quelque chose de plus dramatique. Son économie est désormais caractérisée par la stagnation des salaires réels, l’intensification du travail, la dégradation des protections du travail, l’expansion massive de la précarité, et la consolidation d’un tableau composé de bas salaires et d’une productivité faible dans le secteur des services.

La société plus généralement a aussi pris un coup. L’austérité a plongé des millions de personnes dans la pauvreté, a donné un coup de fouet à la dégradation organisée des services publics et à la cannibalisation de l’infrastructure sociale. De plus en plus de gens font face à un dégradation de leurs conditions de vie, y compris ceux qui pensaient être à l’abri. L’État a pris une forme de plus en plus autoritaire qui se manifeste par un répression des grèves et des manifestations de plus en plus importantes. C’est la gestion policière des mouvements étudiants et anti-austérité qui a donné le la à cette dynamique, elle a pris de l’ampleur à travers de nouvelles lois anti-grève et anti-manifs ainsi qu’avec la persécution de migrants désespérés.

Chaque espace de notre vie quotidienne porte les marques de quinze ans d’attaques ininterrompues de la classe dominante, qui s’est elle-même bâtie sur l’assaut néolibéral qui a attaqué le compromis d’après-guerre. En enquêtant sur les dégâts, de notre point de vue, on reste avec l’impression que nous vivons dans une démocratie autoritaire qui s’écroule sur ses fondations en putréfaction.

Mais dans ce marasme, quelque chose se passe. Face à l’inflation galopante et à la menace de réduction des salaires réels, des centaines de milliers de travailleur•ses ont engagé des grèves. Le nombre de grèves en stagnation depuis des décennies est monté à des niveaux jamais vus depuis la vague de l’hiver 89/90. Ce numéro de Notes from Below présente le point de vue des travailleur•ses qui se sont trouvé.es en première ligne de cette nouvelle vague de grève.

Dans Class Struggle and Recomposition at the Royal Mail, un postier en grève réfléchit au conflit national actuel, à la dégradation des liens sociaux sur le lieu de travail et à la nécessité de reconstruire un militantisme d’atelier confiant.

Dans Faire grève en tant qu’infirmière : histoire d’une gréviste débutante, une infirmière raconte son expérience de la grève actuelle et la manière dont elle s’inscrit dans son parcours plus large de politisation.

Dans The NEU strike - winning a rank-and-file led union, Vik Chechi-Ribeiro, enseignant et représentant du NEU, évoque le contexte de la grève nationale dans les écoles et les possibilités d’utiliser ce conflit pour reconstruire une base dans le secteur de l’éducation.

Dans Struggles on the Railways, nous entendons le témoignage d’un ouvrier spécialisé dans la fabrication de trains, qui décrit la dynamique de cette industrie et la manière dont elle a façonné l’état actuel des luttes syndicales et des luttes de la base.

Dans The University Strikes, as seen from Birkbeck Library, un membre d’UNISON à Birkbeck nous explique les conflits locaux et nationaux en cours et les perspectives d’escalade pour les travailleur•ses de ce secteur.

Dans UCU and the University Worker : Experiments with a bulletin, un groupe de travailleur•ses associés au bulletin ” University Worker ” réfléchissent aux conflits dans le secteur depuis 2018 et à la manière dont leur expérience de la production d’un bulletin de grève leur a permis de contribuer à la construction d’une base indépendante au sein du syndicat.

Prises ensemble, ces contributions tracent certains des contours clés des conflits en cours et présentent la manière dont les travailleur•ses - allant de militant.es syndicaux.les chevronné.es à des grévistes débutant.es - ont compris leurs expériences sur le piquet de grève. Dans la suite de cet éditorial, nous nous pencherons sur trois autres questions : l’ampleur des actions de grève, la forme qu’elles ont prise et leurs implications pour notre analyse générale.​​

Combien de grèves ?

De notre point de vue actuel, il est facile d’oublier à quel point le récent déclin des actions de grève a été profond. Entre 2008 et aujourd’hui, le nombre total de personnes employées au Royaume-Uni a varié entre 29 et 33 millions. Au cours des huit mois de cette période l’Office for National Statistics (NDLR l’INSEE anglais) a enregistré moins de 2 000 jours de travail perdus pour cause de grève dans l’ensemble du pays (il y en aurait certainement eu davantage, mais la collecte de données a été interrompue pendant la pandémie de COVID-19.

Ce niveau de grève est presque extrêmement faible. Pour replacer les choses dans leur contexte, si l’on part d’une moyenne de 22 jours ouvrables par mois pour la période considérée et d’environ 31 millions de personnes employées, le nombre total de jours travaillés par mois est de 682 000 000. 2 000 jours perdus pour cause de grève ne représentent que 0,00029 % du nombre total de jours travaillés. Ce déclin vers des niveaux d’action négligeables s’inscrit dans une longue tendance historique, qui a vu les niveaux d’action des travailleur•ses en termes absolus s’effondrer, alors même que la taille de l’ensemble de la main-d’œuvre augmentait.

L’ère post-2008 a connu des moment de grèves importants. Près d’un million de jours travaillés ont été perdus pendant le mois de novembre 2011 et la grève contre la réforme des retraites du secteur public. Mais il s’agissait d’une grève symbolique d’une journée qui n’a eu que peu ou pas d’impact durable. Dans l’ensemble, la combinaison de l’austérité et de la pire décennie de croissance des salaires en termes réels depuis le début du XIXe siècle n’a rencontré aucune résistance organisée de la part du mouvement syndical.

Cet historique constitue un contexte essentiel pour comprendre l’explosion récente. Le nombre de jours perdus en 2022 est impressionnant : 357 000 en août, 422 000 en octobre, 461 000 en novembre et 843 000 en décembre. Mais ce qui est le plus remarquable dans cette augmentation, c’est son caractère durable. Il ne s’agit pas seulement d’un pic d’un mois, mais d’un niveau d’action en hausse constante sur plusieurs mois. Cela apparaît plus clairement si l’on examine la moyenne mobile sur trois mois des journées perdues :

Au cours des trois mois précédant décembre 2022, c’est la première fois que la moyenne mobile des jours perdus pour cause de grève dépasse le demi-million depuis l’hiver 1989/90, lorsque Margaret Thatcher approchait de la fin de son mandat de premier ministre et que le mouvement anti-taxe sur les véhicules était à son apogée. Il ne s’agit pas d’actions ponctuelles, mais d’actions soutenues, généralisées et coordonnées. En outre, nous constatons un réel changement dans la répartition des actions de grève entre le secteur privé et le secteur public. Alors que la plupart des grèves de faible ampleur menées après 2008 étaient concentrées dans le secteur public, les grèves dans le secteur privé représentent de plus en plus la majeure partie des jours de travail perdus.

Cette tendance est sans doute due à l’action très importante menée par le CWU dans les services postaux désormais privés et par le RMT et l’ASLEF contre les opérateurs ferroviaires privés. D’autres facteurs peuvent également y contribuer, mais l’ONS a cessé de collecter les données qui détaillent la répartition de ces actions par secteur. Pour l’instant, la répartition de ces actions dans le secteur privé reste donc une question ouverte.

Quel genre de grèves ?

Dans tous les articles rassemblés dans ce numéro de Notes From Below, quelques thèmes reviennent sans cesse. Tout d’abord, l’absence de contrôle des conflits par la base. Deuxièmement, les tactiques modérées déployées par les travailleur•ses - souvent face à une provocation et une victimisation extrêmement agressives de la part de la direction. Troisièmement, l’existence de revendications politiques molles concernant le financement des services publics et le soutien de la population à ces revendications et aux travailleur•ses qui les formulent. Quatrièmement, l’absence d’un mouvement politique exprimant les motivations de la grève au niveau de la politique bourgeoise ou par le biais de mouvements sociaux. Cinquièmement et enfin, le difficile équilibre des forces auquel sont confrontés les travailleur•ses en grève dans toutes les industries. En reliant de nombreux cas d’enquête différents, nous pouvons commencer à dresser un tableau général des types de grèves qui ont constitué cette grande vague. Les écrits de travailleur•ses, donnent une idée de la lutte sur le terrain. Ceux-ci ne sont pas filtrés par des médias hostiles ou aplanis par les communications syndicales, et comprennent donc les tensions et les possibilités réelles contenues dans cette vague de grèves.

L’absence de contrôle de la base

Si nous ne devons pas condamner ces dirigeant.es syndicaux.les pour avoir pris l’initiative, il est vital de comprendre que plutôt que de lancer des grèves parce que ‘c’est ce que font les syndicats’, ce sont plutôt leur intérêts en tant que groupe qu’il cherchent à mettre en avant (des intérêts différents de ceux des travailleur•ses). Si les grèves servent plus leur but, ils seront tout aussi prompts à cesser de lancer des bulletins de vote, à moins que la pression de la base ne s’intensifie.

C’est la raison pour laquelle le manque évident d’organisation à la base dans ces conflits devrait être un sujet de préoccupation. Des réseaux de délégués syndicaux existent dans la plupart des secteurs importants, mais aucun n’est parvenu à donner une direction à leur grève ni à y imposer leurs revendications. Les cycles de militantisme syndical qui ont émergé dans les années 1910 et 1970 ont tous deux été accompagnés par le développement de mouvements de délégués syndicaux fondés sur des comités d’entreprise. Ceux-ci réunissaient tous les représentants d’un site de travail (qu’ils appartiennent ou non à différents syndicats). Ils étaient complétés par des “combinaisons” plus larges qui reliaient les travailleur•ses d’une même entreprise, d’une même ville, d’un même secteur ou d’un même syndicat. Ces organes indépendants étaient en mesure de soumettre les directions syndicales à une pression considérable, en essayant d’orienter les conflits à partir de la base. Ils ont également joué un rôle essentiel en diffusant des idées sur la manière de s’organiser et de lutter dans les circonstances spécifiques auxquelles ils étaient confrontés sur le terrain. L’absence de telles institutions limite considérablement l’efficacité des grèves actuelles en tant que tactique de négociation, ainsi que leur capacité à contribuer à un mouvement politique de la classe ouvrière visant un changement révolutionnaire.

Comme le montre l’article de The University Worker dans ce numéro, le comportement de la direction de l’UCU n’a été possible qu’en raison de la faiblesse de la base. Alors que le Higher Education Committee avait initialement appelé à une action de grève illimitée, la direction a pu l’ignorer et appeler à des actions beaucoup plus limitées. La combinaison d’une stratégie de communication avec un “leader charismatique” et de sondages massifs par courrier électronique a été utilisée pour saper les militants sur le terrain quelques semaines seulement avant le début de l’action. Au milieu de la grève,la direction du syndicat a destitué les négociateurs élus et suspendu l’action de grève pendant deux semaines après avoir échoué à obtenir un quelconque accord concret. Une fois de plus, ils ont contourné les structures représentatives du syndicat et ont eu recours à un vote par courrier électronique truqué pour tenter d’obtenir un soutien rétrospectif en faveur d’un montage antidémocratique. L’employeur a réagi en déclarant que les négociations salariales étaient terminées et en imposant une offre salariale bien inférieure à l’inflation, déjà rejetée par les membres. Le syndicat s’est retrouvé démobilisé au milieu d’un nouveau scrutin, sans pouvoir rétablir les jours de grève annulés en raison des lois répressives du gouvernement à l’égard des syndicats. Rien de tout cela ne serait arrivé si les réseaux de représentants avaient pu dicter leurs conditions à la direction.

Dans ce contexte, notre rôle en tant que militants semble clair : nous devons construire ces bases. Nous pouvons le faire de trois manières. Premièrement, en essayant de relier les représentants au sein des lieux de travail et entre eux. Deuxièmement, en identifiant les moyens d’étendre ces réseaux en développant les représentants au fil du temps. Troisièmement, en diffusant des connaissances sur la manière de s’organiser et de lutter et en s’engageant avec d’autres représentants pour discuter et affiner nos idées et nos stratégies politiques.

Des tactiques limitées face aux agressions managériales

Un militant français de l’ultra-gauche parlait à l’un de nous d’un de ses souvenirs de jeunesse en Angleterre. Il disait qu’il venait avec ses camarades en Ferry et de débarquer dans la grosse grève la plus proche. Là, ils offraient leur aide aux délégués syndicaux et, le plus souvent, on leur confiait une tâche utile à accomplir au cœur de la nuit. “Ah, se souvient-il, les Anglais savaient vraiment ce que signifiait un piquet de grève. C’est toujours comme ça ?” La réponse l’a déçu. Aujourd’hui, il n’est pas rare que les piquets de grève se réduisent à un petit groupe de six personnes portant des gilets de sécurité officiels. Les briseurs de grève sont autorisés à traverser sans encombre et le ton est calme, amical, aimable - peut-être même méfiant à l’idée de causer un désagrément. Trop souvent, on considère qu’il s’agit de manifestations plutôt que d’activités perturbatrices. Les grévistes sont là pour montrer ce qu’ils croient, et non pour interrompre le fonctionnement de leur lieu de travail. Ce déclin du pouvoir de la base n’est peut-être pas surprenant étant donné le contexte de faibles niveaux de grèves syndicales et de répression de l’État, mais il reste un problème majeur. Les piquets de grève devraient se consacrer activement à la fermeture du lieu de travail (comme l’affirme Vik Chechi-Ribero dans son article, “les piquets de grève devraient être réellement des piquets de grève”), des tactiques de pression (développées à un haut niveau par Unite) devraient être déployées partout où cela est possible, et des groupes extérieurs devraient s’engager dans des actions directes de soutien. Rien de tout cela n’a été suffisamment répandu pour que nous soyons convaincus que l’action de grève entreprise par tant de personnes est utilisée de manière optimale. En partie, on a l’impression que le mouvement syndical britannique est devenu excessivement poli. Peut-être en raison des menaces posées par la presse d’extrême droite la plus enragée d’Europe et par un gouvernement de droite dure qui n’hésitera pas à s’emparer des caisses des syndicats, bon nombre de ces grèves semblent être tactiquement douces. Pas besoin de politesse de politesse face aux patrons !La Royal Mail a attaqué sans relâche le CWU dans les médias et a porté sa longue campagne de répression des représentants à de nouveaux sommets, avec au moins 200 personnes suspendues. Comme l’explique un postier dans Class Struggle and Recomposition at the Royal Mail, il s’agit d’une tentative consciente de saper le moral des travailleur•ses et de les déstabiliser en prévision d’une grève. Les universités ont également intensifié leurs retenues salariales, certaines menaçant de prélever 100 % des salaires chaque jour jusqu’à ce que les enseignements manquants pour la grève aient été rattrapés. Il y a sans doute d’autres exemples dans d’autres secteurs qui montrent à quel point les patrons prennent ce combat au sérieux. Du côté des travailleur•ses, il y a eu peu d’exemples de tactiques plus fortes que nous pouvons mettre en avant. Dans le cadre de la grève de Royal Mail, quelques camionnettes d’agences de briseurs de grève ont été bloquées les jours de grève, mais il s’agissait presque exclusivement de sympathisants plutôt que de grévistes eux-mêmes. C’est loin d’être une forme d’action généralisée. La manifestation conjointe NEU/PCS/UCU/Equity à Londres en février était bruyante et dynamique, mais n’était en fin de compte qu’une manifestation d’un point A à un point B. Si nous voulons gagner, nous devrons intensifier nos tactiques.

Demandes politiques molles et soutien populaire

Lorsque les travailleur•ses du secteur public (qui sont en fin de compte employés par l’État) se mettent en grève, leurs revendications entrent dans le champ politique presque par accident. Les revendications relatives aux conditions de travail dans les écoles et les hôpitaux peuvent facilement se transformer en débats sur le financement de l’éducation et des soins de santé. Par exemple, les manifestations du NEU et du RCN ont toutes deux été caractérisées par des pancartes portant des slogans réclamant non seulement des augmentations de salaire, mais aussi des augmentations de financement pour le système dans son ensemble. Ces revendications commencent sur le lieu de travail. Après tout, il serait moins stressant et moins aliénant de travailler dans un système correctement financé. Cependant, elles ont également de profondes implications pour ceux qui, en dehors du lieu de travail, dépendent de ces services en tant qu’élèves, patients, parents et soignants. Il convient de rappeler qu’il ne s’agit pas de revendications radicales. Il s’agit de revenir à l’État-providence du passé, de regagner quelque chose que nous avons perdu plutôt que de lutter pour un nouveau type de société. Les grèves du secteur public bénéficient d’un niveau surprenant de sympathie de la part du public. Il s’agit peut-être en partie d’un héritage de l’idée du “travailleur•ses essentiel•les”, devenue si populaire pendant la pandémie. Les derniers sondages montrent un large soutien aux grévistes : 57 % des sondés soutiennent les infirmières (contre 31 % contre), 52 % les ambulanciers (contre 35 % contre), 40 % les enseignants du primaire (contre 43 % contre) et 38 % les cheminots (contre 46 % contre). Après des mois d’action, ce niveau de soutien est remarquable.Toutefois, ce soutien ne s’est pas transformé en un mouvement social visant à soutenir activement les grèves.

Un manque de débouchés politiques et de soutien de la part du mouvement social

Sans surprise, le Parti Travailliste sous la direction de Keir Starmer ne soutient guère les travailleur•ses en grève. Depuis 2020, le parti s’est fortement droitisé et a purgé Corbyn et de nombreux membres associés à sa direction. Les revendications très souples visant à financer correctement les écoles et les hôpitaux ne sont pas soutenues, même par l’opposition. Les revendications de ces grèves n’ont pas de partisans majeurs dans les chambres du Parlement. Mais il n’y a pas non plus de mouvement social fort derrière elles. Enough is Enough - un mouvement initié par les directions syndicales de RMT, CWU, ACORN, le magazine Tribune et quelques députés de la gauche travailliste - a été lancé pour tenter de combler ce vide. Il a commencé par une série de rassemblements dans tout le pays, au cours desquels le public était invité à s’asseoir et à écouter des discours expliquant comment nous allions nous battre et gagner. La campagne s’articulait autour de cinq revendications : une véritable augmentation des salaires, la réduction des factures d’énergie, la fin de la pauvreté alimentaire, des logements décents pour tous et l’imposition des riches. Mais la stratégie pour faire aboutir ces revendications est toujours restée un peu floue, et une fois les rassemblements terminés, les participants n’ont pas eu grand-chose à faire en dehors d’une série de manifestations locales en octobre. Leur dernière activité semble être la mise en place d’une pétition pour s’opposer au dernier projet de loi sur les syndicats, qui a recueilli jusqu’à présent 10 000 signatures. Malgré le lien avec les syndicats, la capacité de mobilisation du mouvement a diminué, au point qu’il ressemble désormais à n’importe quelle Assemblée populaire contre l’austérité. Certains critiques ont suggéré que l’objectif de la campagne a toujours été d’absorber l’énergie déclenchée par la crise du coût de la vie et de protéger la position de la gauche établie contre tout mouvement insurrectionnel provenant de l’extérieur des institutions syndicales traditionnelles. Les réseaux spontanés de soutien des grèves qui sont sortis d’un peu partout ont été plus efficaces. Structurés autour de groupes WhatsApp et rendus possible par les informations sur les piquets disponibles sur StrikeMap1, ils ont consolidé des réseaux de militants déjà existants et ont amené des travailleur•ses à se soutenir mutuellement dans leurs conflits. Cependant ces groupes n’ont pas réussi à établir une quelconque structure de mouvement ou des revendications cohérentes.

Don’t Pay, mis en place pour lutter contre la hausse des prix de l’énergie2, a aussi eu ses moments excitants. Les revendications claires de la campagne, une théorisation effective du changement (une grève des factures qui commence une fois qu’un million de personne ont signé) et une canalisation intelligente des inscriptions sur le site web vers des groupes d’organisation de codes postaux a conduit à une période de croissance rapide qui a permis de sortir de la bulle de gauche et qui a menacé de mettre les compagnies d’énergie à rude épreuve. Mais après que le gouvernement Truss, en partie sous la pression de groupes tels que Don’t Pay, a fait de réelles concessions sur les prix de l’énergie, il n’a pas réussi à se réorienter stratégiquement et s’est donc heurté à un mur3. Par la suite, le croisement potentiel des piquets de grève et des manifestations contre les factures, qui aurait pu être si prometteur, ne s’est jamais concrétisé.

Dans l’ensemble, la gauche officielle a été fondamentalement incapable d’articuler les revendications des grévistes au niveau politique. La purge de la gauche au sein du parti travailliste n’a pas donné lieu à un point de référence stable vers lequel ces militants peuvent se tourner pour obtenir un leadership politique. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que des personnalités publiques soient devenues un point de ralliement, comme Mick Lynch - dont les apparitions dans les journaux télévisés se sont démarquées au milieu d’un paysage médiatique par ailleurs presque universellement réactionnaire.

Un difficile équilibre des forces

À première vue, le bilan des récentes grèves n’est pas positif. Nous n’avons pas encore vu à quoi ressemble une victoire nationale. Les mauvais accords se multiplient, les syndicats se contentant d’augmentations salariales nettement inférieures à l’inflation. Le rapport de forces auquel sont confrontés les grévistes semble défavorable jusqu’à présent. Le conflit ferroviaire qui a déclenché cette vague n’a toujours pas été résolu, même si un règlement des grèves aurait été moins coûteux pour le gouvernement. De nombreux conflits de moindre importance se sont soldés par des résultats positifs, mais aucune grande victoire n’est à signaler. Plus important encore, l’horizon de la “victoire” semble désormais fermement limité aux augmentations de salaire - l’idée d’une victoire politique plus importante, qui permettrait de gagner quelque chose de significatif pour l’ensemble de la classe, semble très éloignée. Cette revitalisation du mouvement syndical pourrait déboucher sur une série de luttes longues et très difficiles. Cela pourrait aboutir à ce que les syndicats se vendent pour des accords de merde, ou à des grèves incessantes, année après année, avec peu de résultats. Mais malgré ce rapport de force défavorable, la menace de la classe ouvrière est profonde. Quel que soit le terrain, il est toujours possible que quelque chose se passe. Il peut s’agir de la création d’une nouvelle couche de militants de base ayant l’expérience de l’organisation et de la grève, ou de quelque chose de plus dramatique. Nous devons rester attentifs à ce que cela pourrait être.

Quelles implications ?

Ces conflits sont loins d’être finis? Les jours de grève continuent de remonter et personne ne sait exactement ce qui adviendra ensuite. Mais s’il est impossible de prévoir le cours futur de la lutte, nous pouvons faire deux choses utiles. D’abord, nous pouvons identifier les interventions possibles dans ces luttes et essayer de faire croître le potentiel politique de la vague de grèves. Ensuite, nous pouvons réfléchir sur ce que cette vague de grèves soudaines nous dit des formes de luttes qui émergent de notre composition de classe contemporaine.

Le développement de la base

La plus grande opportunité politique offerte par ces grèves est la possibilité de construire des réseaux de base parmi les travailleur•ses en grève. Sur nos lieux de travail, dans nos villes, nos entreprises, nos branches et nos syndicats, nous pouvons commencer à établir des liens entre les représentants qui formeront la base d’un mouvement ouvrier plus puissant et plus politique.

La structure et l’activité de ces réseaux devraient être relativement simples :

  • La nature d’un réseau de base varie en fonction de la manière dont il est défini par les travailleur•ses qui le créent. Tous les réseaux doivent réunir des représentants et des délégués syndicaux, mais ils peuvent le faire selon des modalités différentes. Il peut s’agir, par exemple, d’un réseau sur le lieu de travail qui relie tous les représentants d’un même site, indépendamment de leur fonction et de leur syndicat. D’autres peuvent être un réseau d’entreprise qui relie les représentants de tout le pays, un réseau urbain ou régional qui rassemble les représentants de tous les lieux de travail d’une zone géographique, un réseau sectoriel qui relie les représentants d’un même secteur, et ainsi de suite. Chacune de ces formes permet d’atteindre des objectifs différents et d’influencer l’activité syndicale de différentes manières.

  • Les groupes WhatsApp peuvent constituer un point de départ utile pour développer ces connexions. Nous avons tous des groupes qui peuvent créer une base initiale pour l’organisation, où nous discutons de problèmes au travail avec d’autres travailleur•ses en qui nous avons confiance, ou même où nous organisons simplement des soirées pour nous défouler sur le patron. Mais il est essentiel de ne pas s’arrêter une fois que nous avons fait ces premiers pas faciles. La cartographie du lieu de travail, de l’industrie, du secteur et du syndicat devrait indiquer les points forts et les points faibles du réseau. Des visites sur les piquets de grève et de simples conversations individuelles permettent de développer le réseau à partir de là.

  • Ces réseaux ne peuvent se limiter à WhatsApp et à d’autres plateformes en ligne : les réunions organisées démocratiquement sont essentielles pour renforcer la compréhension et la confiance mutuelles, tout en planifiant le travail plus difficile de partage des idées et des compétences, de discussion de la stratégie, de planification de l’escalade, dans le but de comprendre comment faire pression sur les patrons et la bureaucratie syndicale.

  • Les groupes de base peuvent utiliser les bulletins pour renforcer leurs liens et diffuser leurs idées. Les bulletins de grève ont un rôle particulier à jouer dans l’information de la base sur l’évolution d’un conflit.

  • La nature d’un réseau de base signifie qu’il aura tendance à attirer les militants les plus engagés, mais cela ne doit pas vous empêcher de recruter des travailleur•ses moins expérimenté•es, en particulier sur des lieux de travail où il n’existe pas de structure de représentation établie. L’implication dans des réseaux plus larges peut les aider à développer leurs compétences.

  • Un réseau de base n’est pas la même chose qu’une tendance qui vise à mener des campagnes électorales pour des postes bureaucratiques. Ce n’est pas l’objectif final de l’organisation au sein d’un syndicat. Votre réseau doit être ouvert à des personnes issues de différentes tendances syndicales, s’il en existe, pour autant qu’elles acceptent la nécessité d’une organisation de la base et s’engagent à respecter la démocratie du réseau de la base.

  • Nous devrions nous inspirer d’organisations telles que le Clyde Workers Committee4, formé durant la première guerre mondiale, qui affirmait que : “Nous soutiendrons les cadres syndicaux tant qu’ils représenteront correctement les travailleur•ses, mais nous agirons de manière indépendante et immédiate s’ils les représentent mal. Composés de délégués de chaque atelier et libres de toute règle ou loi obsolète, nous prétendons représenter le véritable sentiment des travailleur•ses. Nous pouvons agir immédiatement en fonction des mérites de l’affaire et du désir de la base”.

  • Ce moment est une excellente occasion de mettre en œuvre une stratégie d’agitation. Cela signifie que, dans l’unité avec d’autres travailleur•ses, nous nous battons contre nos patrons et que nous essayons de pousser le conflit aussi loin que possible sur le plan politique. L’espoir est que nous puissions passer de conflits à petite échelle sur le montant de notre salaire à des luttes plus importantes sur l’organisation de la société. Nous reviendrons sur cette question de l’agitation dans les prochains numéros. Si nous parvenons à construire rapidement ces réseaux, ils pourraient alors commencer à défier les directions syndicales pour un contrôle ascendant de la vague de grèves. Dans les syndicats où l’espace démocratique est plus important, la bureaucratie peut se montrer plus coopérative. Ailleurs, nous pouvons avoir des relations plus combatives avec le personnel et les directions des syndicats. Les organes indépendants de la base peuvent pousser à l’escalade tactique et, lorsqu’ils sont rassemblés à plus grande échelle, ils pourraient même commencer à représenter les revendications politiques des grévistes indépendamment du mouvement syndical officiel.

En bref, ils pourraient changer complètement le caractère de cette vague de grèves. Il est clair que nous en sommes très loin aujourd’hui. Comme nous l’avons vu plus haut, la base n’a encore pris le contrôle d’aucun des principaux conflits en cours. Mais tout mouvement dans cette direction serait un grand pas en avant pour la lutte des classes en Grande-Bretagne, même si les conflits dans lesquels ils émergent se terminent par une impasse ou une défaite.

Un nouveau motif : la lutte de classe sur une planète qui se réchauffe

La recherche du profit qui nous a emmené des premières enclosures de la terre à l’abîme du désastre environnemental. Aujourd’hui, la pulsion d’accumulation du capital est devenue une pulsion de mort, alors que notre société plonge tête la première dans les deux degrés de réchauffement à la fin de ce siècle. Il devient de plus en plus clair que notre expérience de la catastrophe qui en résultera sera caractérisée par un qualité de vie en baisse ponctuée par des crises. Il y aura de plus en plus d’événements climatiques extrêmes, de migrations de masse, de zoonoses et de conflits imprévus qui émergeront. L’apparente constance du “business as usual” sera interrompue par des pannes de production et de logistique dans le monde entier. Ces interruptions peuvent être brèves et périphériques au début, mais elles deviendront de plus en plus longues et déstabilisantes. En conséquence, de nouvelles luttes pour la consommation sont à prévoir, car les travailleur•ses non organisés et les sections de la classe qui ont peu d’influence sur le lieu de travail sont confrontés à des obstacles réels et sérieux qui entravent la poursuite de leur survie. En ce sens , les événements de début 2020 à aujourd’hui nous donnent une idée de ce que seront les décennies à venir. Les grèves actuelles sont une réponse de l’augmentation des prix des marchandises basiques, une tendance qui persistera probablement tandis que les économies liées aux systèmes de production allégés et à la mondialisation sont contrebalancées par l’augmentation des dommages écologiques. C’était un des sujets de discussion au récent Forum économique mondial de Davos5, alors que les grands capitalistes manufacturiers insistent sur le besoin d’une transformation multi annuelle des chaînes d’approvisionnement pour augmenter la résilience. Blackrock, le plus gros gestionnaire d’actifs, est d’accord avec cette approche. Leur prévision pour 2023 est celle d’un avenir façonné par des “compromis brutaux” et des niveaux d’inflation élevés en permanence, qui resteront élevés à moins que les banques centrales n’augmentent les taux d’intérêt à des niveaux extraordinaires et ne provoquent de graves récessions.

Mais cette hausse constante des prix pourrait-elle être amortie par des augmentations de salaires ? Si les travailleur•ses bénéficient d’importantes augmentations de salaire, il ne devrait pas y avoir d’incidence si les prix des denrées alimentaires augmentent de 17 % par an. Toutefois, ces augmentations de salaires devraient être financées soit par une augmentation du montant global de la valeur produite par l’économie, soit par une réduction de la part de la valeur versée au capital sous forme de profits. Nous aborderons la seconde possibilité dans un instant, mais il est d’abord essentiel de comprendre qu’un retour à long terme à une croissance significative du PIB semble de plus en plus improbable. Le Fonds monétaire international prévoit que l’économie britannique se contractera de 0,6 % en 2023 en cas de récession à court terme, mais les perspectives de croissance à long terme semblent également sombres. Les économies désindustrialisées et axées sur les services semblent fondamentalement incapables de produire des augmentations significatives de la productivité du travail. L’histoire du capitalisme est celle d’une innovation incessante : la division du travail, la machine à filer, l’usine à vapeur, la chaîne de montage, la conteneurisation - nous pouvons raconter l’histoire du système à travers les noms des innovations déployées contre la classe ouvrière. Mais aujourd’hui, les changements technologiques sont lents.La révolution informatique est célèbre pour être visible “partout sauf dans les statistiques de productivité. La gestion algorithmique, le grand développement technologique du capitalisme de plateforme, n’augmente guère la productivité du travail. Au contraire, elle automatise principalement le travail improductif de supervision, ce qui permet d’économiser des coûts et de faire transpirer le travail un peu plus. Nous vivons un moment remarquable, avec un processus simultané d’effondrement écologique, de stagnation technologique et de stagnation économique généralisée, pouvant conduire à une instabilité extrême. L’espoir des gouvernements et de leurs perroquets médiatiques que les choses reviendront bientôt à la normale est on ne peut plus déplacé. Alors, pour en venir à la deuxième option, le capital va-t-il volontairement réduire ses profits pour soutenir la qualité de vie des travailleur•ses ? La réponse est évidemment non. Si la somme de valeur est statique dans l’économie et que les prix augmentent, le travail ou le capital devra supporter la douleur, et aucun des deux ne le fera volontairement. La lutte des classes sur une planète qui se réchauffe sera un conflit de répartition à somme nulle. Si ce conflit peut commencer sur le lieu de travail, il sera ponctué d’éclairs occasionnels d’intensification de l’activité - qu’il s’agisse d’entraide ou d’émeutes de la faim - regroupés autour de crises spécifiques. Pour le mouvement ouvrier, l’avenir proche s’annonce donc comme une série de batailles défensives désespérées contre les baisses de salaires réelles, dans lesquelles nous essayons de forcer les patrons à supporter les coûts de l’inflation en réduisant leurs profits. Mais sans le soulagement d’un retour à la croissance, ce combat devra être repris chaque année. Cela ressemble à une préparation pour une période de conflit persistant. Face à un tel environnement d’usure, il est probable que les dirigeants syndicaux seront tentés de former un compromis social avec un (probable) gouvernement Starmer en 2024, même s’il s’est montré tout sauf digne de confiance. Mais malgré la bonne volonté des deux partis, il est difficile de voir où se trouverait la marge de manœuvre pour un compromis. Contrairement à la période du blairisme, un taux de croissance de fond constant de 4 à 6 % semble impossible. Cela signifie que la redistribution impliquerait nécessairement de prendre à une classe pour donner à une autre, et pas seulement de modifier le ratio par lequel la nouvelle richesse est distribuée. Le parti travailliste, maintenant purgé de toute personne même rhétoriquement engagée en faveur du socialisme, ne risquera pas ses relations avec la classe dirigeante pour plaire aux syndicalistes, même si ces derniers se plaignent bruyamment lors des conférences du parti travailliste.Tout compromis social des syndicats et des travailleur•ses serait probablement très faible et soumis à des pressions immédiates de la part des autorités et, à mesure que la résistance s’accroît, de la part de la société civile. Face à l’escalade des conflits sociaux, l’autoritarisme de l’État (qu’il soit bleu ou rouge) est susceptible de limiter de plus en plus la liberté d’action accordée par la loi aux syndicats et aux mouvements sociaux. C’est dans ces circonstances que les réseaux de base que nous construisons aujourd’hui peuvent devenir cruciaux. Les victoires d’après-guerre de l’ouvrier de masse ont été remportées dans des industries manufacturières en période de forte croissance. Leur contexte ne pourrait être plus différent du nôtre. Il en va de même pour nos slogans - alors qu’ils disaient “nous voulons tout” [vogliamo tutto], les nôtres sont plus susceptibles de dire “pas un pas en arrière”. L’argument ci-dessus n’est qu’une première tentative pour comprendre les rythmes émergents de la lutte des classes sur une planète qui se réchauffe. La discussion plus approfondie de cette tâche stratégique essentielle devra être laissée aux prochains numéros. Mais il nous semble clair que cette vague de conflits établit le modèle de ce qui est à venir. La période des grèves de faible intensité touche peut-être à sa fin, une nouvelle génération de militants s’imposant comme les leaders d’une classe ouvrière engagée dans des batailles défensives désespérées dans un contexte mondial déstabilisé. Dans ce contexte, on ne saurait trop insister sur le potentiel de changements rapides dans l’équilibre des forces, qu’ils soient positifs ou négatifs. C’est le début d’une ère d’instabilité. Mais nous nous en réjouissons - après tout, l’avantage des petites forces est qu’elles peuvent déjouer les géants de l’État et du capital et prendre l’avantage sur le terrain. Le moment est venu de construire des mouvements de base. Comme le disait le regretté Mike Davis, nous sommes confrontés à un avenir désespéré qui menace la vie de milliards de personnes : “Contre cet avenir, nous devons nous battre comme l’Armée rouge dans les décombres de Stalingrad. Combattre avec espoir, combattre sans espoir, mais combattre absolument”6.



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